Le moine Philothée
(1465-1542) du monastère Éléazar de Pskov formula pour la première fois la
théorie de Moscou Troisième Rome dans une lettre adressée à Vassili III vers
1510-1511. Selon cette lettre, deux Romes étaient déjà tombées, la troisième
était debout et il n'y aurait pas de quatrième.
Byzance
avait succédé à Rome comme capitale de l'Empire et siège du rayonnement de la
chrétienté. Mais Byzance était tombée à son tour et laissait la place à Moscou.
En
1967, l'Albanie d'Enver
Hodja interdit tous les cultes. Elle inscrit cette interdiction dans la
Constitution de 1976 et se proclame premier État athée au
monde. La même année, Ismail Kadaré publie le recueil Koha,
ce qui signifie Époque ou Le Temps. Dans ce recueil, il publie le
poème L'Albanie et les trois Romes (Shqipëria dhe tri Romat).
Alexandre
Zotos, connu comme l'un des premiers traducteurs de Kadaré en français - et
accessoirement mon oncle et relecteur de ce blog -, nous livre ici le dixième
et dernier mouvement de ce poème, resté inédit en France :
Toi
seule, Albanie,
T’es
sauvée du piège,
Petite
et colossale,
Séculaire
dans ta jeunesse.
La
prophétie slave
Tu
l'as réduite en poussière,
Toi,
la contre-les-trois-romes
Toi
forte de ta triple liberté.
Petite
et colossale,
Séculaire
dans ta jeunesse.
Tu
n'as donné au monde ni invention
Ni
formule chimique.
Tu
n'as inventé ni la télévision,
Ni
la machine qui broie les chairs,
Tu
n’avais de temps pour ces choses-là,
Toi
le pétrin d’où lèvent les pains de la liberté.
Et
cette liberté tu pétris, pétris encore,
Depuis
deux mille ans et plus,
Et
n’en gardes la formule
Comme
un secret pour toi seule.
Elle
n’est affaire,
La
liberté, de laboratoire,
Elle
se pétrit sur le flanc de chacune
De
tes collines, de tes montagnes enneigées.
Là
réside sa formule,
Telle
que tu la sais depuis le berceau,
Et
tel un bouquet rouge,
Tu
en fais l’offre au temps présent.
De
cette science de la liberté
Tu
tires un message nouveau,
Que
tu destines au monde entier,
Ô
mon aigle, ô Albanie !
Comme
souvent chez Kadaré, ses proses font écho à certains poèmes, et inversement. Il
a abordé ce thème des trois Romes dans son roman Le
grand hiver (Tirana, 1977, Paris, éd. Fayard, 1978) dont la version
initiale date de 1973. Ariane Eissen, universitaire, s'est longuement arrêtée
sur la question dans un
article qu'elle a repris dans son essai Visages de Kadaré, qui vient
de paraître chez Hermann Éditeurs : " Le grand hiver " s’élève
précisément contre ce rôle messianique de la Russie, qui, à l’ère
khrouchtchévienne, prend la forme d’une hégémonie au sein des pays du pacte de
Varsovie.
Kadaré,
illustrant dans son roman la position d'Enver Hodja, défend l'indépendance et
la souveraineté nationale de l'héroïque Albanie, face à la super-puissance
révisionniste qu'était l'URSS. Alexandre Zotos analyse ainsi la position de
Kadaré : Il invoque (ironiquement) le propos de Philothée pour insinuer
l’idée que mutatis mutandis, les communistes russes (athées eux aussi, quoique
révisionnistes, il ne peut le contester) reconduisent, à leur manière, tant sur
le plan politico-économique des relations d’État à État que sur le plan
idéologique des relations de Parti frère à Parti frère, la vieille ambition
ecclésiastique et religieuse de la Grande Russie impériale. Je dis
ironiquement, car cela revient à assimiler, indirectement, les communistes
russes qui se disent tenants du matérialisme dialectique, à des impérialistes
aussi dominateurs que leur avatar religieux des siècles passés.
Les
choses ont bien changé depuis l'ère de Khrouchtchev. Les
bolchéviques voulaient imposer le marxisme, idéologie qui rejetait les
croyances en Dieu. Ils toléraient l’Église : tout en la combattant
souvent, ils l'utilisaient régulièrement pour tenter d'imposer ce qui pourrait
ressembler par bien des aspects à un christianisme sans Dieu. Une vision du
monde qui devait s'imposer non par l'amour mais par la force. Aujourd'hui,
l’Église est toujours utilisée par le pouvoir russe, mais comme le ferment des
valeurs capables d'unir la société et de la transformer pour qu'elle puisse
donner ce qu'elle a de meilleur.
La
vision négative du concept de troisième Rome que Kadaré exploitait dans son
roman en l'appliquant à Khrouchtchev et ses satellites dans leur conflit
politico-idéologique avec l'Albanie de Hodja, trouve aujourd'hui un sens
nouveau. Celui d'une source d'inspiration pour l'équilibre des peuples entre
eux. Et c'est là que prend sens ce que nous avons vu dans les précédents
messages : la troisième Rome - Moscou - ne veut pas que le monde s'articule
autour d'elle, mais qu'il soit multipolaire, avec des Églises autocéphales
vivant en harmonie les unes avec les autres.
Ainsi,
lors
des travaux de préparation au concile panorthodoxe le métropolite Hilarion
a exprimé son profond regret quant au fait que les représentants de l’Église
orthodoxe des Terres tchèques et de Slovaquie n’aient pas été invités à la
session de la commission. Il a exprimé l’espoir du réexamen de cette décision
par la partie invitante, sans quoi est impossible la bonne exécution de la
décision de la réunion des primats des Églises
orthodoxes locales à Istanbul relativement à la prise de toutes les décisions,
dans le cours de la préparation du concile panorthodoxe, sur la base du
consensus des délégations de toutes les Églises locales autocéphales égales en
droit.
L’Église
de Rome défendit cette vision durant les premiers siècles du christianisme.
Puis, en même temps que Constantinople prenait la place de Rome, c'est
Constantinople qui se faisait le défenseur d'un monde uni non par une
hiérarchie, mais par une communion de foi. Et aujourd'hui que Constantinople
perd les dernières miettes de son rayonnement politique, c'est Moscou qui est
devenue le flambeau de ces idées portées depuis l'origine du christianisme.
Il
est regrettable que les Églises aient tant de mal à accepter la perte de leur
pouvoir temporel, qu'elles en viennent à renier les valeurs qu'elles
défendaient auparavant en croyant que leur existence est liée à ce pouvoir.
Non. Leur existence est liée uniquement aux valeurs de l’Évangile qu'elles se
doivent, avec ou sans pouvoir temporel, de garder vivantes.
Les
messages précédents ont permis d'appréhender la manière dont la chrétienté
conçoit sa propre organisation. En plus des menaces hégémoniques de
Constantinople, deux autres dangers guettent aujourd'hui cette organisation. Le
premier est le cas du Qatar.
Le
Qatar est un territoire qui dépend du patriarcat d'Antioche. Or le patriarcat
de Jérusalem a décidé de nommer
un évêque pour le Qatar. Jusque là, rien de dramatique : il y a
souvent des évêques d'un lieu envoyés en délégation dans un autre lieu. Mais il
lui a donné le titre d'archevêque du Qatar. Un peu comme si Moscou nommait son
propre archevêque de Constantinople, en faisant abstraction de celui qui
revendique déjà ce titre.
L'exemple
du Qatar est à l’Église ce que le Kosovo est à la géopolitique : un dangereux
précédent qui fixe dans les faits et dans le droit une évolution des règles
préexistantes. Si le Kosovo peut, du seul avis de ses représentants locaux et
sans référendum, décider de son indépendance, et si cette
indépendance est reconnue par la cour internationale de l'ONU comme
l'expression du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, alors plus rien
n'empêche le président du Conseil Général des Bouches du Rhône de proclamer son
indépendance, ou même de demander son rattachement à l'Algérie (par exemple).
C'est d'ailleurs le précédent du Kosovo qui a fondé en droit l'indépendance de
la Crimée.
Le
même raisonnement fait que la reconnaissance de l'archevêque du Qatar,
dépendant de Jérusalem, par les autres Églises, porte en elle le principe de
destruction des règles qui ont gouverné l’Église durant des millénaires.
La
seconde menace est la perte des valeurs qui sont le fondement du christianisme.
Malheureusement, la décadence est le propre des anciens empires en déclin.
C'est ainsi que la première Rome s'était mise à vendre les places
au Paradis, garantissant à l'acheteur une place de choix sans qu'il ait
besoin de faire très attention à ses actes. Luther s'était
élevé contre cette pratique, ce qui avait donné naissance au
protestantisme. De même, la seconde Rome se trouve aujourd'hui mêlée
à des dérives que non seulement elle n'essaie plus de combattre, mais
qu'elle cautionne par son silence.
J'ai
déjà évoqué, sur ce blog, le fait que nous avons mis en vente, à Lyon, les
sacrements. Il y a une grille tarifaire pour dispenser un baptême, un mariage
ou un enterrement. Et celui qui ne paie pas ne peut pas recevoir le sacrement.
J'ai une amie, M. K., qui a eu des jumeaux. Lorsqu'elle les a fait baptiser, le
père Nicolas Kakavelakis lui a dit que c'étaient deux baptêmes, et lui a fait
payer double tarif (autour de 500 euros).
Malheureusement,
de telles situations sont loin d'être l'apanage de la diaspora, et la Grèce ne
manque pas d'exemples de déontologie douteuse. Alexis Tsipras, qui porte dans
son programme la fin de la rémunération des prêtres par l’État, sait pertinemment
quelles dérives un clergé de fonctionnaires peut engendrer.
Alors
que faire lorsqu'une juridiction ecclésiastique, résidu cancéreux d'un empire
en déclin, revendique des territoires sur la base de raisonnements spécieux ?
Que faire lorsque cette revendication ne sert pas à défendre les valeurs dans
lesquelles nous croyons ? Que faire dans un pays comme la France, où les
juridictions s'entremêlent, où des intérêts géopolitiques menacent le
fonctionnement de l’Église, transformant un pays chrétien en Far-West
ecclésiastique où tout semble permis ?
Doit-on
fermer les yeux en se disant que Dieu pourvoira ? Doit-on, dans un acte de
charité mal éclairé, faire un don pour aider le métropolite à prendre un
peu de réconfort pendant ses vacances ? Doit-on se fédérer pour essayer de
négocier de meilleurs prix sur les sacrements ? Doit-on accepter que nos
enfants à l'étranger dépendent de ce système corrompu ? Pour ce qui est des
Russes, doivent-ils accepter que les Russes
en France dépendent des Grecs ?
Cette
réflexion sur la hiérarchie des choses entre elles est le cœur du
questionnement du Christ lorsqu'il demandait : Lequel est le plus grand,
l'or, ou le temple qui sanctifie l'or (Matth. 23, 17) ?
Le
fonctionnement multipolaire de l’Église doit être préservé. Mais, supérieure à
la manière dont les Églises locales s'articulent entre elles, se trouve la mise
en pratique des préceptes de l’Évangile. La transformation des cœurs par ces
valeurs prime sur toute autre considération. C'est ainsi qu'il est dans l'ordre
des choses que Constantinople garde une place privilégiée dans les diptyques,
mais s'il s'avère impossible de combattre la corruption qui gangrène son
clergé, alors il deviendra légitime que la troisième Rome se fasse le
porte-flambeau des valeurs de l’Évangile, et transforme les juridictions
décadentes en exarchat. Et alors nous assisterons à la naissance de l’Église
grecque, exarchat de Moscou !
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