Les
règles de l’Église orthodoxe sont relativement simples à comprendre. Si une
chose est évoquée dans l’Évangile, qui englobe ici le début des Actes des
Apôtres, alors la référence du texte saint prime sur toute autre
interprétation qui pourrait avoir été donnée, aussi savante puisse-t-elle
paraître.
La
conception de l'organisation de l’Église vient directement de deux passages.
Tout d'abord celui dans lequel le Christ envoie ses disciples à travers le
monde pour annoncer la bonne nouvelle de son message (Matth. 28, 16-20).
Il ne place aucun d'entre eux au-dessus des autres et laisse chacun libre de
suivre l'Esprit qui le guide.
Le
second est celui où est relatée la manifestation de la Pentecôte. Lorsque
l'Esprit-Saint apparut aux disciples dans le cénacle, il le fit sous forme de
langues de feu. Chaque langue descendit sur chacun des apôtres (Act. 2,
1-12). Si l'Esprit avait voulu créer une hiérarchie, il serait descendu sur
André, ou sur Pierre, ou sur Jean, ou sur un autre, et se serait ensuite
répandu sur les autres par l'imposition des mains, ou un souffle, ou un autre
moyen émanant de cet apôtre.
De
ces deux événements vient la conception multipolaire de l’Église chrétienne.
L'Esprit s'est répandu par le monde grâce à tous les hommes de bonne volonté
qui ont accepté de porter son message d'amour, sans que celui-ci ne soit relayé
par une autorité centralisée.
Les
rois mages n'étaient pas des juifs, les bergers n'étaient pas des prêtres... et
pourtant chacun s'est inscrit à son niveau dans l'histoire du salut.
Aujourd'hui encore, l'Esprit n'a pas besoin d'une autorité centralisée pour
poursuivre l’œuvre qui est la sienne depuis l'origine du monde.
Des
églises indépendantes, dites autocéphales, se sont constituées pour des raisons
administratives et politiques, mais le cœur vivifiant de l’Église réside dans
la foi, et non dans l'organisation. C'est pour cela que les Églises orthodoxes
n'ont jamais accepté la conception des papes de Rome qui essayent d'asseoir
leur autorité sur une primauté qu'ils auraient reçue d'En-Haut.
L'organisation
des Églises orthodoxes voudrait donc que chaque Église rayonnante et vivante
ait sa propre hiérarchie. C'est ainsi qu'il devrait y avoir une Église des
États-Unis, une Église
de Chine, ou encore une Église de France. Il y a pourtant en son sein des
forces qui tentent de s'opposer à ce fonctionnement.
L'usage
de l'autocéphalie est aujourd'hui à nouveau fortement contesté dans son
principe. Qu'il soit renvoyé ici à la correspondance polémique, extrêmement
intéressante, échangée par le Phanar
et le Patriarcat de Moscou dans la première moitié de l'année 1970. La cause en
était l'autocéphalie proclamée par Moscou, de l’Église russe en Amérique. Selon
la conception russe, toute l’Église indépendante a le droit d'octroyer
l'autocéphalie à ses Églises-filles, de sa propre autorité. La reconnaissance
de l'autocéphalie est ensuite une affaire interne de l'Église-mère, émanation
de la souveraineté d'une Église. Il est nié implicitement que le Phanar et les
autres Églises-membres aient leur mot à dire. Le Phanar combat énergiquement
les thèses de Moscou : si chaque Église autocéphale s'octroyait le droit de
mettre au monde dans sa propre zone, par un acte unilatéral, de nouvelles
" filles " autocéphales, cela ne pourrait que conduire " au
bouleversement de l'ordre ecclésial et à la confusion générale ". (Friedrich-Wilhelm Fernau, L’Église
orientale et son prochain concile, 1972, p. 83).
L'exemple
de la France reste sujet à polémique. Car créer une Église de France revient à
considérer qu'il n'y a plus de rapprochement possible avec les catholiques. En
effet, créer une Église orthodoxe de France autocéphale serait nier toute
légitimité à l’Église catholique et rendrait impossible le moindre
rapprochement. Prenons un exemple politique pour expliciter mon affirmation :
si la région d'Odessa
est victime d'atrocités, fût-ce par le pouvoir
dont elle dépend, elle reste sous l'autorité de ce pouvoir, même si elle
cherche à obtenir justice de ces crimes. Mais le jour où Odessa proclamera son
indépendance et la création d'une nouvelle république, il n'y aura plus de
rapprochement possible.
Même
s'il y a 1000 ans que nous sommes séparés, créer une Église de France serait un
geste de rupture d'avec les catholiques aussi fort que le
sac de Constantinople par les croisés. C'est pour cela que les orthodoxes
n'ont jamais cherché à créer d’Églises autocéphales sur les territoires
occidentaux des premiers siècles.
Donc,
à moins d'unir les Églises chrétiennes et de les réorganiser, nous n'aurons pas
d’Église autocéphale de France avec un patriarche à sa tête. Ce qui sauvegarde
la légitimité de la représentation des différents patriarches pour leurs
fidèles respectifs. La France n'est pas un pays barbare sur lequel
Constantinople pourrait revendiquer une juridiction suivant les termes du 28ème
canon du concile de Chalcédoine.
Cette
situation fait que nous avons, aujourd'hui, une multiplicité d'évêques, en
France, qui dépendent chacun de juridictions différentes. L'Assemblée
des Évêques Orthodoxes de France, présidée par monseigneur Emmanuel
Adamakis, étant un organe de réflexion plus que de décision.
Un
article reprenant la situation dans la diaspora rapportait une décision
préconciliaire de Chambésy : " En dépit des Saints Canons, les
Orthodoxes, en particulier ceux qui vivent dans les pays occidentaux, sont
divisés en groupes ethnico-raciaux. Les Églises ont à leur tête des évêques
choisis pour des considérations ethnico-raciales. Souvent ces derniers ne sont
pas seuls dans chaque ville et parfois n'entretiennent pas de bonnes relations
et se combattent ", ce qui " est une honte pour toute l'orthodoxie et
la cause de réactions de Constantinople, qui n'a pas été publiée, et affirment
ainsi l'accord des plus hautes autorités de l'Orthodoxie sur ce principe. La
décision de Chambésy IV, contresignée par tous les délégués dûment mandatés par
toutes les Églises orthodoxes défavorables qui se retournent contre elle
".
Si
l'on reconnaît que certains pays occidentaux dépendent de Rome, il n'en est
rien pour les pays d'Asie, d'Amérique ou d'Afrique. Et ce, même si certains
pays d'Amérique du Sud sont aujourd'hui en grande partie catholiques. La
bataille de la revendication de ces zones géographiques est stérile au regard
de la foi. Il conviendrait que les pays de ces régions du monde jouissent de
leur indépendance.
Ils
ne seraient alors plus considérés comme des diasporas dans lesquels se
retrouvent des immigrés de pays orthodoxes divers, mais comme des pays faisant
vivre la foi, chacun en tenant compte de ses spécificités propres. Il serait, à
mon sens, parfaitement légitime qu'il y ait une Église du Brésil, ou une Église
des États-Unis, tout comme il
y a une Église d'Albanie. L'Albanie pourrait avoir son propre patriarche,
et les USA non ?
Dans
chacun de ces pays, il pourrait y avoir des prêtres célébrant en russe, ou en
grec, ou en roumain, dépendant du seul patriarche du lieu, et non d'une
multiplicité de patriarches cherchant chacun à faire valoir son influence sur
le pays en question. Et le jour où les Églises catholiques et orthodoxes seront
à nouveau unies, il faudra envisager que Rome laisse à ces pays-là leur
indépendance ecclésiale. Car sinon des conflits de pouvoir et d'intérêts
politiques viendront saper les fondements de cette unité retrouvée.
Dans
la préparation du grand concile panorthodoxe, les visions des patriarches de
Constantinople et de Moscou s'opposent. Constantinople voulant ressusciter à
son profit la prééminence qu'elle contestait à Rome en son temps. Et Moscou
étant davantage attachée à défendre la conception multipolaire en vigueur
depuis plus de 2000 ans.
Le
patriarche de Russie, Alexis II, écrivit le 18 mars 2003 au patriarche de
Constantinople pour contester l'interprétation que ce dernier faisait des
canons des conciles pour asseoir sa propre autorité. Sa
lettre est traduite et reproduite ici.
Dépendant
moi-même de Constantinople, je ne peux que m'inquiéter de la conception
hégémonique qu'elle tend à mettre en œuvre, car cela ne reflète en rien le
message du Christ contenu dans l’Évangile, et ne peut être que l'aliment des
tensions actuelles et le ferment de divisions à venir.
Les
évêques considèrent parfois que l’Église est le corps dont ils sont la tête.
Mais une tête vide n'a jamais été utile à celui qui la porte. Pour ma part,
j'estime qu'ils devraient en être le cœur, le principe qui donne la chaleur et
la vie à tout le reste, le siège de l'amour capable d'en remplir le corps.
Peut-être Constantinople comprendra-t-elle alors qu'elle ne poursuit qu'une
illusion qui l'a conduite à perdre de vue les valeurs qu'elle était censée
défendre.
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