Le général Georges J., alors qu'il n'était que capitaine, avait un ordonnance. Un soldat qui lui était attaché et qui était dévolu à son aide domestique. Sleïmen était arrivé à son service peu avant la naissance du fils aîné du capitaine. Il était considéré comme un second père par ses deux fils. Un homme décrit comme étant exceptionnel de bonté, de simplicité et de gentillesse, doté d'une stature physique de colosse.
Ce soldat alaouite originaire du Nord Liban avait épousé une jeune fille dont il s'avéra, au bout de quelques mois, qu'elle ne pouvait avoir d'enfants. Sleïmen prit alors la décision de la répudier.
La femme du capitaine, Claudette, devina, avec une intuition toute féminine, que quelque chose le tourmentait. Elle signala à son mari ce qu'elle avait perçu. Celui-ci, dans une rigueur très militaire, décida de régler le problème sans attendre, et commanda à son ordonnance de ne pas quitter la maison avant son arrivée.
Peu rassuré, cette injonction inhabituelle renforçait le mal-être de cette force de la nature, qui se résigna à attendre son capitaine.
A son arrivée, le capitaine s'enferma avec Sleïmen, lui fit remarquer que l'on sentait chez lui de la tristesse et une préoccupation. La réponse qu'il attendait de son subordonné n'était pas souhaitée, mais exigée.
Sleïmen expliqua alors que sa femme ne pouvait pas avoir d'enfants, qu'il avait consulté diverses rebouteuses et guérisseuses, mais que c'était sans espoir. Le capitaine lui dit que tout cela ne pouvait être validé que par un avis médical sérieux :
- Demain matin, tu viens avec ta femme, j'appelle le gynécologue qui s'occupe de Claudette et on ira ensemble !
- Trop tard, mon capitaine, elle est répudiée depuis hier, elle est retournée chez ses parents.
La paire de claques qui vint instantanément ébranler ce colosse résonna jusque dans la cuisine. Dans un sermon aux accents militaires, le capitaine lui dit qu'il détruisait la vie de sa femme. Elle serait à tout jamais isolée et pestiférée parce que n'étant plus vierge. Après une longue engueulade, il lui ordonna d'aller rechercher sa femme le soir même et d'être avec elle le lendemain matin pour l'emmener chez le médecin.
L'ordre n'étant pas discutable, le couple de nouveau réuni se rendit chez le gynécologue. Celui-ci ne pouvait malheureusement pas faire plus que les guérisseuses, car la femme, Badiaa, n'avait qu'un ovaire qui dysfonctionnait complètement. Ses règles étaient espacées de 3 à 4 mois, parfois 6. En 1963, ses chances de tomber enceinte en étant affectée de cette maladie rare étaient de une sur dix millions. Statistique sans doute plus symbolique que scientifique, mais néanmoins largement évocatrice.
Après un an de traitement lourd et expérimental, le résultat fut au rendez-vous. Contre toute attente, Badiaa - qui signifie délicate, ou celle qui équilibre - était enceinte !
Pour remercier Marie, mère de Jésus, adorée par les alaouites et les chiites, Badiaa se rendit à Harissa, sur le site de Notre Dame du Liban, et gravit à genoux les 104 marches menant au pied de la statue.
Compte tenu de la probabilité quasi nulle d'aboutir à ce résultat, malgré le traitement prodigué, le gynécologue établit un rapport complet à la Faculté de Médecine de Paris. Les règles veulent en effet qu'un rapport soit rédigé par les médecins à leur faculté d'attache lorsqu'ils gèrent des cas non ordinaires, quelle qu'en soit d'ailleurs l'issue.
Alors que toute grossesse était quasi impossible, quelques années auparavant, Badiaa eut trois garçons et deux filles, tous en parfaite santé. Elle appela l'aînée de ses filles Marie.
Alors que toute grossesse était quasi impossible, quelques années auparavant, Badiaa eut trois garçons et deux filles, tous en parfaite santé. Elle appela l'aînée de ses filles Marie.
Au bout de cinq accouchements, tous par césarienne, ce qui était et est toujours lourd et dangereux, le gynécologue fit comprendre à Sleïmen que le vrai miracle était que sa femme soit encore en vie et tienne debout. Il ne fallait peut être pas tenter Dieu, mais envisager de stopper là ses prolifiques fécondations.
Aata mourut peu avant ses 18 ans. Soldat dans l'armée libanaise, comme son père, il tomba dans une embuscade tendue par les druzes, alors qu'il patrouillait dans le Chouf, peu après le retrait des forces d'occupation israéliennes. C'était alors la guerre de la montagne. Les 50 soldats de sa section furent massacrés et découpés en petits morceaux, de telle manière qu'il fut impossible aux familles de récupérer les restes de leurs proches. Une grande cérémonie religieuse fut concélébrée par des religieux de toutes religions et rites, car il était impossible de savoir quels derniers sacrements donner à chaque bout de corps.
Pourquoi avoir pris de façon si terrible la vie d'un enfant dont la
médecine n'avait pu expliquer la naissance ? Personne n'a été
capable de répondre. Mais personne non plus ne s'est permis un jugement sur Dieu,
reprenant à leur compte les mots de Job : Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, béni soit le Nom du Seigneur (Jb 1, 21).
Et si Dieu n'avait pas voulu cette mort, mais seulement laisser aux hommes leur liberté ? Qu'aura alors à répondre celui qui a détruit cette vie que Dieu avait donnée au-delà des limites fixées par la nature lorsque sera venu le moment du Jugement ?
Je tiens cette histoire de la bouche du capitaine, devenu général, et de son fils aîné qui est un ami. Il fréquentait la communauté hellénique avant que le père Nicolas ne le mette dehors, comme tant d'autres.
Je suis sûr que Sleïmen n'avait oublié, ni la monumentale paire de gifles qu'il s'était reçue pour avoir répudié sa femme, ni chacune des joies qu'il avait vécues en la reprenant à ses côtés, sans plus jamais la laisser ni délaisser.
Et si Dieu n'avait pas voulu cette mort, mais seulement laisser aux hommes leur liberté ? Qu'aura alors à répondre celui qui a détruit cette vie que Dieu avait donnée au-delà des limites fixées par la nature lorsque sera venu le moment du Jugement ?
Je tiens cette histoire de la bouche du capitaine, devenu général, et de son fils aîné qui est un ami. Il fréquentait la communauté hellénique avant que le père Nicolas ne le mette dehors, comme tant d'autres.
Je suis sûr que Sleïmen n'avait oublié, ni la monumentale paire de gifles qu'il s'était reçue pour avoir répudié sa femme, ni chacune des joies qu'il avait vécues en la reprenant à ses côtés, sans plus jamais la laisser ni délaisser.
Lorsque le fils aîné du capitaine revit Sleïmen, en 2009, celui-ci était
entouré de ses 16 petits-enfants. En les montrant, il dit à celui qui le
considérera toujours comme son second père : Dieu rend toujours quand Il prend.
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