Il est possible de ne voir dans ces rapprochements de position
contre-nature
que la trahison des idées des partis politiques en question. Et j'avoue
être moi-même tenté de le considérer ainsi. Car à force d'épouser les
positions de l'adversaire, on finit par n'avoir plus guère d'idées
propres à défendre.
Sauf à considérer que les hommes
politiques européens ne sont finalement que des francs-maçons pour qui
l'idée d'alternance ne se traduit que dans la couleur du logo dont ils
estampillent leurs prospectus publicitaires, vu qu'elle se limite à
placer tantôt untel de leurs membres à la tête des postes
décisionnaires, et tantôt untel, sans que le responsable qui décide de
l'attribution des postes ne change, ni que les gouvernements successifs
ne s'écartent d'un but fixé d'avance.
Même si cette
conception de la politique s'apparente à la trahison des idées,
j'essayerai, pour les besoins de la réflexion sur le thème de ce
message, de n'en voir que le côté positif : celui où les hommes se
rapprochent sur ce qui peut les unir, plutôt que d'entretenir leurs
divisions en exacerbant leurs antagonismes.
L'exemple
le plus frappant dans la politique moderne est incontestablement le cas
des Grecs. Après avoir passé des décennies à faire semblant de
s'affronter, la gauche et la droite, représentés en dernier lieu par le
Pasok et la
Nouvelle Démocratie,
ont abandonné tout ce qui pouvait les opposer. Et, sous prétexte
d'union nationale, ces partis ont entrepris de mettre en œuvre ce qui
leur semblait le plus important : les mémorandum successifs imposés par
l'Europe et le FMI. C'est ainsi qu'ils ont formé un
gouvernement d'alliance afin de continuer immuablement la même politique décidée en Allemagne.
Les
arts martiaux ont pour philosophie d'utiliser la force de l'adversaire
afin de la retourner contre eux. C'est ainsi que je n'ai pu qu'admirer
la stratégie d'Alexis Tsipras, après son élection, lorsqu'il a su
trouver des alliés au-delà des partis de gauche qui lui étaient proches.
L'alliance contre-nature avec le parti nationaliste des
Grecs Indépendants,
qui semblait alors offusquer tout le monde, n'était que la
transposition aux forces d'extrême gauche de l'alliance avec le Pasok
conclue par Antonis Samaras, le leader de la Nouvelle Démocratie, dans
le précédent gouvernement.
Le pragmatisme avait su s'imposer aux idéalistes qui décidaient de privilégier l'action et le réalisme.
Mais
si lesdits idéalistes de gauche étaient capables de mettre leurs idées
en pratique, n'étions-nous pas en train d'assister à la fin d'un monde
devenu obsolète, mais que des hommes étaient capables de faire renaître
de ses cendres ?
A mes yeux, la plus grande victoire de
Tsipras est d'avoir réussi une alliance par-delà les clivages
existants. D'avoir su construire sur la base de ce qui l'unissait aux
autres, plutôt que de rester ancré dans des divisions stériles qui
l'auraient empêché ne serait-ce que de poser la première pierre de son
œuvre.
En ceci, je pense qu'il est précurseur pour de
nombreux pays, si tant est que d'autres hommes comprennent la portée de
ce qu'il a fait.
En France, l'idée d'une
alliance de l'extrême gauche et de la droite, ou de l'extrême droite et
de la gauche, ou de l'extrême gauche et de l'extrême droite, fait bondir
ceux qui l'entendent.
Nous ne nous associons pas avec de telles personnes, mais nous les combattons ;
nous n'avons rien en commun avec ces gens et leurs idées ;
une telle alliance n'aurait rien à voir avec ce que Tsipras a fait, etc., sont les remarques qui reviennent le plus souvent.
Pourtant, la différence est-elle si grande entre la situation de la Grèce et la nôtre ? En France, la droite et la gauche
envisagent souvent
de s'allier entre elles pour masquer l'érosion de leurs influences
respectives. Et ils l'ont déjà fait, notamment lorsque le PS a appelé à
voter pour Jacques Chirac, au second tour de l'
élection présidentielle de 2002, préfigurant des alliances futures qui ne manqueraient pas d'apparaître.
Le concept utilisé alors pour justifier cette alliance était le
front républicain, destiné à faire barrage au Front National. Par la seule référence à la notion et formule de
front républicain,
des partis laissaient sous-entendre que tout autre parti que le leur
n'était pas républicain. Pourtant, le Front National participe à la vie
républicaine et en respecte les principes aussi bien (ou aussi mal) que
le PS ou l'UMP. Et un message de blog consacré à ce sujet ne suffirait
pas à entrevoir, seulement, les limites de tous les donneurs de leçons.
De plus, jamais la Justice, seule habilitée à décider qui est
républicain ou non, n'a considéré que le FN ne le fût pas.
Aussi,
nul n'a pu demander son interdiction comme antirépublicain, comme
objectivement et fondamentalement contraire à l'esprit, aux principes et
aux lois de la République. Quand le Premier ministre Manuel Valls dit à
une députée FN
vous n'êtes ni la République, ni la France,
qu'attend-il pour demander - ou décider ! - sa destitution et son
expulsion immédiate de l'Assemblée nationale ? Et pour proclamer aussi
haut et aussi fort, que tous les citoyens français qui ont voté pour
cette députée sont passibles de la même dénonciation ?
Ne
serait-il pas logique que le Premier ministre Valls le fasse, s'il
estimait que le Front National était subversif ? Mais de tels amalgames
ne sont malheureusement que le signe de la malhonnêteté intellectuelle.
Ils visent à aveugler ceux qui regardent le débat, mais ne contribuent
qu'à aveugler ceux qui parlent et essayent de se convaincre de la
justesse de leurs propos. Et, ce faisant, ne font que prôner et mettre
en œuvre l'intolérance qu'ils condamnent par ailleurs.
La
bataille n'a donc pas à avoir lieu sur la forme républicaine, qui est
acquise, lors même que monsieur Mélenchon fait un usage intempestif, lui
aussi,
d'autoritarisme.
Elle doit se faire sur les idées que nous défendons. Et c'est là que
nous devons nous poser cette question : sommes-nous capables de nous
unir sur des idées communes, ou simplement de nous diviser sur fond de
nos antagonismes ?
Lorsque le
Comité de soutien au peuple grec
a été fondé à Lyon, il était précisé que ce comité était ouvert à toute
personne, mouvement, syndicat, parti, qui se reconnaissait dans son
action. Pourtant, très vite, un nettoyage idéologique par le vide s'est
effectué au bénéfice des seules forces de gauche. Si bien qu'un ami qui
m'accompagnait à l'une des réunions me dit :
C'est bien, ton truc, mais j'ai trop entendu le mot « gauche ».
Voulant
lui montrer qu'il avait tort, ou espérant au moins m'en convaincre,
j'ai tenté une expérience, et commencé à envoyer des informations qui
venaient de sites internet très divers, y compris de droite ou d'extrême
droite. La virulence des réactions m'a étonné. Je n'avais pourtant rien
fait d'autre que de relayer des émissions de BFM business avec des
interviews et analyses d'économistes. Mais le simple fait que ces
émissions provenaient du site
Égalité et Réconciliation avait créé un début de guerre civile.
Sans
doute conditionné par l'habitude des exclusions arbitraires du père
Nicolas Kakavelakis, je me suis demandé si je ne risquais pas d'être
exclu de ce comité que j'avais modestement contribué à fonder. Était-il
possible d'être exclu d'une entité qui n'avait pas d'existence
juridique ? Mais tout comme le
G8 a su exclure la Russie
sans qu'aucune règle écrite ne l'y autorise, je ne doutais pas que ma
participation à ce comité risquait de s'achever plus rapidement que
prévu...
Une fois la tension retombée, les commentaires tournèrent autour du fameux
front républicain,
et sur l'analogie impossible entre ce qu'a fait Tsipras et ce qui se
passe en France. Mais qu'a donc fait Tsipras ? Il a abattu les
barrières. Non seulement celles qui
entouraient le parlement grec
depuis des années, mais surtout celles qui enfermaient les hommes dans
des partis que rien ne pouvait allier aux autres. Il est allé au-delà de
ce que les hommes attendaient de lui, et rien ne nous empêche d'en
faire autant. Et, ce faisant, il s'est assuré un pouvoir qu'il aurait
dû, sinon, regarder comme un mirage lointain s'évanouissant au fur et à
mesure qu'il s'en serait approché.
Jacques Sapir analysait, sur son blog, le dernier livre de monsieur Mélenchon. Il regrettait le thème choisi.
[Ce thème]
est d’autant plus surprenant qu’au même moment se déroule un débat
important au sein du Parti de Gauche dont Jean-Luc Mélenchon est un des
principaux dirigeants. Pour son quatrième congrès, le Parti de Gauche
doit affronter une véritable crise d’orientation. Après la brillante
campagne de 2012 de Jean-Luc Mélenchon, le Parti de Gauche, et avec lui
le Front de Gauche, qui incorpore ce qui survit du parti communiste,
sont progressivement devenus illisibles. Les choix faits par la
direction du PCF, mais qui étaient dans la logique de son action depuis
des années, ont conduit à une crise politique au moment du vote des
élections municipales puis des départementales. La direction du PCF,
contre une forte minorité du parti, a décidé de jouer les supplétifs
d’un P« S » à bout de souffle et largement discrédité. Mais, le Parti de
Gauche a été incapable de profiter et de cette crise interne du PCF et
du discrédit qui frappe les « socialistes ». Il se rêvait en un SYRIZA
français face à un Pasok gouvernemental. Or, il est lui aussi touché par
la même crise tant politique qu’idéologique qu’il dénonce par ailleurs.
[...] Si un livre aurait pu être utile en cette période, cela aurait été un
livre sur les concepts de souveraineté et de Nation, et sur leurs
conséquences. Car, le débat au sein du Parti de Gauche tourne
aujourd’hui autour de la souveraineté.
[...] Voici donc l’énigme Mélenchon. Il fait un livre, certes intéressant,
bien écrit et plein de finesse, mais sur un sujet largement rebattu et
qui n’apporte au final rien de neuf. Il aurait pu faire un livre actant
du moment souverainiste que nous vivons. Car, nul ne peut en douter, la
souveraineté est, et sera dans les prochaines années, la question
centrale autour de laquelle tourneront tous les débats, et se décideront
toutes les alliances. Bien sur, on dira que le thème de la souveraineté
irrigue en sous-main son livre actuel. J’en conviens ; ce livre
n’aurait pas été écrit avec le style et la vigueur qu’on lui reconnaît
si, quelque part, Mélenchon n’avait fait le choix de la souveraineté.
Mais, encore fallait-il faire ce choix clairement, indiquer les
relations entre souveraineté, légitimité et légalité, préciser aussi la
relation qui unit dans la conception française la souveraineté et la
laïcité.
Cependant, si Mélenchon devait aborder
la question de la souveraineté, il risquerait de se rendre compte qu'il
est plus proche des idées du Front National que de celles du PS. Mais ne
pas poser ce débat condamne le Front de Gauche à se cantonner dans un
rôle de supplétif du PS, sans possibilité de prendre un jour une part
active aux orientations politiques de notre pays.
Tout
comme il se rendrait compte, alors, qu'il est plus proche du Front
National sur la position de la France au sein de l'OTAN, que de
Hollande. Ou quant à l'effet destructeur de notre intervention militaire
en Lybie, en Syrie, en Irak, en Afghanistan ou ailleurs. Ou encore sur
l'impossibilité de s'ingérer dans les affaires d'un autre pays sans
mandat de l'ONU. Ou sur notre rapport à l'euro et à l'Europe, etc.
Le
front républicain
prôné parfois par des élus qui craignent de perdre leur poste, n'est
plus dans une opposition au Front National, qui a su en partie muter. Il
est dans une opposition aux guerres destructrices que nous menons
partout sur la planète. Et, en tant qu'humaniste, et bien qu'ayant fait
l'erreur de voter pour lui aux dernières présidentielles, si j'ai demain
le choix entre un François Hollande et une Marine le Pen, mon choix
sera vite fait. Non pas que je cautionne certaines idées du Front
National dans lesquelles je ne me reconnais pas (et je m'y reconnais
d'autant moins que mes parents ont été naturalisés français), mais en
considération du fait, plus grave encore, que les politiques du PS ou de
l'UMP ont été et sont porteuses d'innombrables morts et de destructions
sauvages que je ne veux plus avoir sur la conscience.
C'est cette union des idées que Jean-Pierre Chevènement
appelle de ses vœux. Une
union des idées allant de Mélenchon à Dupont-Aignan. Et puisque l'on m'attribue parfois le qualificatif de
provocateur, je dirai une
union des idées allant de Mélenchon à
le Pen. Une union consciente du fait que nous construisons ensemble le
monde dans lequel nous vivons. Une union comme alternative à
la guerre civile
qui se produit chaque fois que des partis d'horizons différents ne
songent qu'à se combattre au lieu de chercher à se comprendre. Une union
qui ne serait pas destinée à
appliquer le pire de ce que chacun a à proposer, mais le meilleur.
Le
Front de Gauche n'a aucun avenir en France, et le Front National guère
davantage. Mais un Front National de Gauche, ou un Front de Gauche
National, serait sûr de prendre le pouvoir, comme Tsipras a su le
prendre en Grèce. Et tout le monde pourrait alors s'apercevoir qu'aucun
gouvernement n'aura été plus proche du gaullisme que cette alliance
hétéroclite.