de l'intérieur d'une communauté

Quels que soient les groupes sociaux, on ne voit souvent d'eux que la partie « marketing ». Celle qui est bien présentable et que l'on souhaite mettre en évidence, au mépris souvent de la réalité. Ce blog, qui se revendique comme un blog d'information, va tenter de présenter la vie de la communauté hellénique de Lyon par ceux qui la vivent de l'intérieur.
J'ai connu deux hommes qui ont dignement représenté la communauté hellénique : monseigneur Vlassios et le père Athanase Iskos. Ils n'ont jamais eu à rougir de ce qu'ils ont fait ou dit et ont laissé une communauté respectée et respectable. Le contraste pourra paraître saisissant entre les 50 ans qui viennent de s'écouler et ce qui se passe depuis plus de six ans, mais si l'on veut rester fier de ce que l'on est, il ne faut pas hésiter à prendre ses distances lorsque ce que l'on voit s'éloigne de nos idéaux.
Dans un premier temps, je vais raconter une histoire au travers de courriers échangés et de documents, qui seront tous reproduits. Dans un second temps, je débattrai autour des questions qui seront posées à mon adresse mail : jeanmichel.dhimoila@gmail.com .
La communauté hellénique de Lyon étant une association cultuelle, loi 1905, les références au culte seront nombreuses et indispensables pour comprendre le sens de ce qui est recherché, et malheureusement parfois ses dérives.

Bonne
lecture à tous

samedi 20 février 2016

205- Grecs non-délivrés



Caroline G. est Alsacienne. Paul Berberoglou fait partie des soldats français qui sont morts pour libérer sa terre natale, à la fin de la seconde guerre mondiale. Pourtant, bien que « française de souche », sa langue maternelle est l'alsacien. Ce n'est qu'à l'école que le français lui fut enseigné, à la fin des années 70.
 
Si donc, en France même, une partie de la population doit attendre d'aller à l'école pour apprendre la langue nationale, qu'en est-il ailleurs ? Qu'en est-il avec le russe, avec le kurde, avec le grec et tant d'autres langues, dans les pays où elles sont parlées par une population nombreuse, mais qui reste minoritaire ? Peut-on considérer comme légitime que ceux qui les parlent se trouvent parfois prisonniers de pays qui ne reconnaissent pas leur culture et leur héritage historique ?


Ma grand-mère paternelle était de Himara. Elle arriva en France à vingt-deux ans, en 1936, pour se marier. Bien qu'Albanaise de nationalité, elle ne parlait alors que le grec. C'est au contact de ses amies, en France, qu'elle apprit l'albanais.

Elefteria Konomi - passeport albanais


C'est à Himara (on écrit Himara lorsque le nom est transcrit de l'albanais et Xeimarra lorsqu'il est transcrit du grec) que l'armée de Métaxas arrêta l'armée de Mussolini, après avoir rejeté son l'ultimatum. Le nom de cette ville est gravé parmi celles qui ont marqué l'histoire de la Grèce, sur le tombeau du soldat inconnu, devant le Parlement d'Athènes.
 
Place Syntagma, Athènes - monument aux morts


Himara est considérée comme la dernière grande ville grecque d’Épire du Nord. La frontière entre la Grèce historique et l'Albanie se situant quelque part un peu plus au nord.

La population de Himara a toujours revendiqué son appartenance à la Grèce. Lorsque j'y suis allé, en juillet 2011, des petits drapeaux grecs étaient visibles de partout, jusque sur le mur du cimetière. Le gouvernement albanais, très prompt à revendiquer le rattachement du Kosovo, n'a jamais reconnu comme Grecs les Himariotes et autres habitants du sud du pays.

2011 - Himara, Albanie - Abords du cimetière

2011 - Himara, Albanie - Cimetière


Il les considère comme des Albanais hellénisés, et non comme des Grecs proprement dits. Les habitants qui se revendiquaient de la Grèce étaient considérés comme des traîtres ou des imposteurs.

Des écrivains ou poètes albanais, partis faire leurs études, autrefois, à Ioannina, Thessalonique ou Athènes, écrivirent pourtant certaines de leurs œuvres en grec. Mais on s'abstient de les publier telles quelles en Albanie. On ne les donne que retraduites en albanais par d'autres mains que les leurs.

Le perpétuel climat de suspicion qui planait sur les Grecs, sur fond d'un contentieux purement national et territorial, s'envenima le jour où l'Albanie devint communiste, l'attachement à la langue grecque se trouvant condamné non plus seulement comme la preuve de l'expansionnisme d'Athènes, dont l’Église grecque était censée être fer de lance, mais au nom, également, de la lutte idéologique menée par le Parti contre les pratiques religieuses.

Face à ce climat de suspicion et la difficulté d'obtenir des visas touristiques du temps d'Enver Hodja, a fortiori lorsqu'elle aurait dû indiquer le pays de destination, ma grand-mère paternelle se garda bien de demander des papiers à l'ambassade d'Albanie, lorsqu'elle voulut aller en Grèce, en 1954, pour des affaires familiales. Elle sollicita un passeport grec à monsieur Raoul Papaduka, consul de Grèce à Lyon. Celui-ci le lui délivra sans la moindre difficulté, en indiquant la mention : A.E. γεννηθείσα ἐν Χειμάρρα. Cette mention, littéralement Αλύτρωτος Eλληνίς γεννηθείσα ἐν Χειμάρρα signifie, Grec non-délivré, ou de la servitude, née à Xeimarra.


Elefteria Konomi - passeport grec - 9 avril 1954


Des membres de ma famille étaient restés en Albanie, au moment des grands exodes économiques du début du XXème siècle. Ils se retrouvèrent dans l'incapacité de quitter le pays pour voyager ou émigrer durant les décennies de la dictature communiste d'Enver Hodja. Lorsque le pays s'ouvrit, en décembre 1990, plusieurs d'entre eux passèrent en Grèce et s'y installèrent.

Une cousine germaine de mon père obtint, sur simple demande, la même pension que percevaient les retraités grecs, d'après la seule mention de son lieu d'origine, et bien que n'ayant jamais posé le pied en Grèce auparavant. Aujourd'hui encore, Himara est une zone que les nationalistes grecs revendiquent, comme d'autres régions de Macédoine ou de Turquie, qui restent non-délivrées.
 
Mon grand-père maternel, lui, était de Vuno. Vuno est situé à 8,4 km au nord de Himara. Ce petit village des montagnes porte un nom grec qui signifie précisément « montagne ». Il s'appelait Dimoïlias, ce qui est un nom grec. On y trouve la racine δημο qui signifie peuple, ou famille. Racine que l'on retrouve dans le mot δημοκρατία, démocratie. La racine est suivie de -ilias, qui est la forme grecque du prénom Élie. Le nom signifie donc, en grec, la famille d’Élie. On retrouve ce nom dans les archives de la préfecture de Lyon, en 1961.
 
Pourtant, les habitants de Vuno se sentaient davantage Albanais que Grecs. La plupart des villageois ne parlaient que l'albanais, même si mes grands-parents parlaient couramment le grec, qu'ils avaient appris au contact de la diaspora grecque de Pont-de-Chéruy.
 
Les émigrés Albanais qui se sentaient Grecs faisaient ajouter un « S » à la fin de leur nom de famille, lorsqu'ils le déclinaient à l'état civil français. Ainsi, Zoto devint Zotos pour mon grand-père paternel et ses enfants. À l'exception notable de mon père, qui resta Zoto, afin de ne pas heurter la susceptibilité de ma mère, dont la famille, qui venait de Vuno, se sentait plus albanaise.

Dans une même famille, nous retrouvons donc, à l'état civil français, des Zotos et des Zoto, des Dhimoïlas et des Dhimoïla (pour une raison que j'ignore, le dernier« i » du nom, entre le « l » et le « a », disparut lors de la transcription à l'état-civil).


En mai 2013, la Russie décida d'accorder la nationalité russe à tous les ressortissants des anciens pays d'URSS qui le demandaient et modifia sa loi en conséquence. Les médias occidentaux présentèrent cette mesure comme la volonté du président Poutine de recréer l'ancien bloc soviétique.

Lorsque la question du référendum de Crimée fut posée, un ami ukrainien me dit qu'il était difficile de comprendre ce que cela faisait de voir son pays divisé. Je suppose que le sentiment doit sans doute être différent suivant l'histoire de chacun, et la partie du pays dans laquelle il se trouve au moment d'un tel référendum.

Je crois qu'il y a des questions qu'il est dans l'intérêt de la paix sociale de ne pas poser. Les questions des minorités, ou des frontières historiques des États, en font partie. Mais ces questions ressurgissent inévitablement en temps de crise.
 
La crise peut être économique, comme en Albanie en 1990, politique, comme en Ukraine en 2013, ou bien militaire, comme actuellement avec les Kurdes de Turquie. Alors, beaucoup d'habitants des régions en crise, qui avaient appris à vivre dans un pays qu'ils estimaient ne pas être le leur, voient l'accès à leur indépendance, ou le retour à leur pays d'origine, comme le moyen d'échapper à cette crise qui les frappe.

Aujourd'hui, je n'ai qu'une nationalité, et ne parle qu'une langue. Je ne me place donc pas sur le terrain de la revendication nationaliste. Mais, pour connaitre l'histoire de ma famille, je sais que ce n'est pas par volonté hégémonique que monsieur Poutine a décidé d'accorder la nationalité russe aux Russes hors de Russie. Il leur a simplement montré que leur pays ne les oubliait pas, et serait toujours là pour les aider à traverser les crises.

Malheureusement, peu de peuples voient les dirigeants des pays dont ils se revendiquent historiquement et culturellement, avoir le courage de les aider à choisir leur destin, comme ce fut le cas en Crimée. Et si monsieur Tsipras a donné un temps l'illusion d'un homme capable de s'opposer pour faire vivre ses idées, il faut bien admettre que ce n'est pas lui sur lequel devront compter les Grecs d’Épire du Nord pour être considérés autrement que comme des non-délivrés. Du moins pour ceux qui aspirent à rejoindre la Grèce.


Le 14 octobre 2014, lors d'un match de qualification pour l'euro 2016 entre l'Albanie et la Serbie, eut lieu un incident diplomatique. Un drone survola la pelouse et sur lequel était accroché un drapeau avec une carte de la « Grande Albanie », un projet nationaliste qui a pour objet de réunir au sein d'un même État les communautés albanaises d'Albanie, du Kosovo, du Monténégro, de Macédoine, de la Grèce et du sud de la Serbie. L'incident, organisé par le frère du premier ministre Albanais, dégénéra en bagarre entre les joueurs des deux équipes.

Je rappellerai à ces autorités belliqueuses qui, heureusement, n'ont pas les moyens de leurs ambitions, qu'il existe également une carte de la petite Albanie, privée de ses régions du sud. Tout comme il existe une carte de la grande Grèce, sur laquelle figure l’Épire du Nord.


J'ai vu, en Albanie, des centaines de maisons dont deux des quatre pieds avaient été dynamités.

2011 Ksamil, Albanie


C'est très efficace ! Le constructeur dont on veut se débarrasser, soit pour n'avoir pas réussi à le racketter, soit pour favoriser la mafia locale, perd non seulement sa maison, mais également son terrain, qu'il ne peut plus utiliser. Et avec seulement deux charges d'explosifs, le résultat est garanti.

Ksamil, Albanie, hôtel autour duquel toutes les maisons ont été dynamitées

Ksamil, Albanie - Immeubles dont les fondations ont été dynamitées


Au-dessus du corps, il y a l'intelligence. Au-dessus de l'intelligence, il y a l'âme. On peut briser les corps. On peut pervertir les intelligences. On ne peut rien contre l'âme d'un peuple (C. Chardaloupas, Gallipoli et sa presqu'ile, DEA histoire et civilisation grecques, 1994, p. 5).

Alors, pour que ces tensions ethniques, culturelles et historiques ne dégénèrent pas en autant de nouvelles guerres civiles, il me semble important, en tout premier lieu, que les gouvernements des pays concernés veillent au bien-être de leurs populations. Même lorsqu'elles sont minoritaires ; même lorsque cela va à l'encontre des intérêts des mafias que ces gouvernement soutiennent ou tolèrent. Car ce n'est jamais en des temps de paix et de prospérité que les revendications nationalistes sont exacerbées.

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